Un touriste à Paris, mon père, 2020

Chaque matin, mon père se balade dans son quinzième arrondissement. Après avoir joué au tiercé dans son P.M.U., il passe Chez Joseph, un restaurant libanais du quartier. Il est très ami avec le propriétaire, Joseph. Les deux hommes s’installent à l’intérieur de cette taverne sans lumière où des rideaux épais de couleur rouge sont tirés devant les fenêtres. Le seul moyen d’entrevoir le soleil et un bout du ciel est d’observer les photos de Beyrouth des années soixante accrochées au mur, où le ciel est bleu et le soleil brille.

Il se rend ensuite au café de l’hôtel Ibis, un hôtel sordide avec des chaises Conforama aux couleurs criardes. Pourquoi mon père choisit-il de s’installer dans un café si ignoble dans la ville des cafés ? Se sentirait-il encore de passage à Paris ? Se rendre à l’hôtel lui paraîtrait alors comme une évidence ? La crise du Covid lui a néanmoins donné raison, le café de l’hôtel est le seul où l’on peut s’asseoir pour boire son expresso. Il m’a raconté qu’avant d’être un Ibis, c’était un lieu de spectacles et qu’il y avait récité des poèmes en arabe dans les années quatre-vingt. Je n’ai jamais vérifié cette information.

Il m’arrive de le rejoindre, simplement pour le voir assis seul dans ce café désert d’un hôtel sans âme, dans cette ville grise, emmitouflé dans son écharpe, son manteau, sa veste, les poches remplies de bulletins P.M.U., de tickets EuroMillions et de livres. Sa place n’est pas là, mais au Liban. Ma mère l’a constamment répété : « Ton père aurait été un homme heureux à Beyrouth. Il pensait vieillir là-bas. Errer dans les cafés beyrouthins, voir ses amis encore vivants. »

Il m’est arrivé, quand je vivais au Liban, de retrouver mon père (qui était de passage en été au pays) dans les cafés à Hamra, le quartier le plus multiconfessionnel de la ville. Ses vieux amis le rejoignaient : des journalistes, des poètes, des écrivains, et je voyais mon père heureux, être enfin chez lui. Il se sentait bien dans ces cafés, il était surtout en osmose avec le monde qui l’entourait, préoccupé par les mêmes questions politiques et artistiques. Beaucoup moins seul qu’il ne l’est à Paris.

Il aime me raconter sa jeunesse.

« Les centres culturels se trouvaient à Hamra, à l’époque. J’étais ami avec les responsables. Je me rendais chez eux et ils m’ouvraient leurs cartons dans lesquels je me servais autant que je voulais. J’allais beaucoup au centre culturel irakien, ils publiaient de nombreuses revues littéraires. Sur ce point, Saddam n’était pas mauvais. Tu sais, au temps de Saddam, soixante-quinze pour cent des revues et des journaux du monde arabe étaient financés par lui. On pouvait écrire ce qu’on voulait, sauf dire du mal de lui et sa famille. Je t’ai raconté l’histoire de Kell el Arab ?

– Oui, papa.

– Ah bon ? Je perds la tête. Je me rendais au centre culturel libyen, j’y ai pris beaucoup de livres sauf Le Livre vert de Mouammar Kadhafi, cet imbécile. Il y avait aussi l’institut Goethe, les Allemands ou le centre culturel koweïtien qui, eux, publiaient énormément de pièces de théâtre. Akh papa, c’était une belle époque. Vraiment, une belle époque.

 

J’avais comme projet d’acheter un appartement pour mes parents à Beyrouth. J’ai toujours été guidé par cette même obsession : les ramener vivre dans leur pays.

Un jour, Yala m’a dit : « Vous, les parents et toi, vous êtes des déracinés. » Elle a raison et il m’a fallu du temps pour accepter de l’être aussi alors que je ne suis pas né au Liban, que je n’y ai pas grandi comme mes parents. Certaines personnes ressentent ce déracinement, d’autres non et j’aurais beau continuer à écrire des livres, poser des questions, chercher pourquoi je me sens autant arraché, je ne trouverai jamais d’explication suffisante, satisfaisante, complète à cette question. Je suis déraciné, d’autres ne le sont pas. C’est ainsi.

Je me suis souvent demandé pourquoi on ne retourne pas vivre au Liban même si la réponse est en partie assez simple : c’est l’argent qui nous retient. J’ai quitté ce pays car je n’arrivais plus à y gagner ma vie. Mes parents ne sont jamais retournés y habiter car ils ne savaient plus, des années après leur départ, quel métier ils allaient pouvoir exercer pour vivre convenablement. Quand on fait partie de la classe moyenne, ce pays ne veut pas de nous, il nous détruit et nous broie à petit feu et si, en plus, nos métiers sont des métiers sans le sou, assistante pour ma mère, traducteur pour mon père, écrivain pour moi, on peut dire adieu à ce pays. Qu’on le veuille ou non, l’argent guide nos vies.

La peur d’une nouvelle guerre, aussi, me retient de retourner m’y installer. Chaque matin, je me réveille et je prie, avant de prendre mon portable et d’observer les notifications des journaux libanais, de ne pas lire ces trois mots : guerre, au, Liban.